Le marché de la cocaïne devant celui du cannabis : comment la drogue est acheminée en France
Comment comprendre l’accroissement constant du narcotrafic dans l’Hexagone ces dernières décennies ? Un facteur important réside dans le développement du transport maritime, par exemple au Havre.
Mardi 28 janvier, l’Assemblée nationale examinera une proposition de loi visant à « sortir la France du piège du narcotrafic » et une seconde portant sur la création d’un parquet national antistupéfiant. Comment comprendre le développement constant du narcotrafic dans l’Hexagone lors de ces dernières décennies ? Un facteur important réside dans le développement du transport maritime comme le montre l’exemple du port du Havre.
Avec deux tonnes de cocaïne interceptées, Le Havre a été le théâtre en décembre dernier d’une saisie d’une ampleur exceptionnelle, portant à 14 tonnes le total des confiscations réalisées dans le port pour l’année 2024. Quelques semaines plus tard, le ministre de l’intérieur en déplacement en Seine-Maritime annonçait un renforcement des mesures de sécurisation du complexe portuaire. Une actualité qui illustre la centralité du fret maritime dans le trafic de la « marchandise mondialisée » qu’est la cocaïne aujourd’hui.
Un marché florissant
Depuis une vingtaine d’années, dans une économie mondiale des drogues illégales en pleine expansion, le trafic transnational de cocaïne occupe une place absolument incontournable. Entre 2014 et 2023, la production en Colombie, source principale de la cocaïne consommée en Europe, a été multipliée par plus de sept pour atteindre, selon l’Organisation des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), près de 2 700 tonnes (t). Les saisies réalisées dans l’Union européenne atteignaient plus de 323 t en 2022, soit six fois plus qu’au début du XXIe siècle.
La consommation, elle, est en forte hausse et il est probable que le marché européen face à une demande américaine stagnante, voire en diminution, soit devenu le premier du monde. En France, les prévalences de consommation dans l’année ont été multipliées par neuf depuis 2000. Avec 2,7 % de consommateurs en 2023, dans la population adulte, la France se situe désormais loin devant les États-Unis, et la cocaïne, en valeur, y est probablement le marché le plus important devant celui du cannabis.
Comme le montrent les quantités considérables de cocaïne confisquées dans les grands ports marchands, de Gioia Tauro en Italie au port d’Anvers en Belgique en passant par Rotterdam aux Pays-Bas et Le Havre en France, les porte-conteneurs jouent un rôle central dans cette économie. En France, en 2022, plus de 75 % des saisies intervenaient sur le vecteur maritime. De fait, le crime organisé a su parfaitement insérer ses activités dans les flux du commerce global de marchandises en faisant du conteneur le fer de lance de la conquête de marchés en Europe et en Asie.
Une invention capitale
Cette « maritimisation du crime » est indissociable de la forte croissance du commerce international dont la part dans le PIB mondial est passée de 25 % à 59 %, entre 1970 et 2023, tandis que, sur la même période, le volume de marchandises transportées à travers le fret maritime passait de 2 605 millions de tonnes à près de 11 000 millions de tonnes. Dans cette évolution, la révolution dans la logistique que constitue le conteneur occupe une place déterminante. Son invention est relativement récente puisque le premier transport de marchandises empruntant ce vecteur remonte à 1957 aux États-Unis.
Le premier porte-conteneurs circule en effet depuis le port de Newark dans le New Jersey vers celui de Miami en Floride. Ce mode de transport présente des avantages évidents à savoir une réduction radicale du coût de transport des marchandises en permettant la concentration de dizaines de milliers de tonnes de biens sur un seul vaisseau. Aujourd’hui, à partir d’un certain volume, importer en France depuis la Chine n’est pas plus onéreux que depuis l’Espagne. Ainsi, les marchandises produites à bas coût en des lieux éloignés géographiquement des pays les plus riches deviennent, par la grâce du conteneur, compétitives sur les marchés éloignés et favorisent les délocalisations.
La distance n’est apparemment plus un problème. En 2022, 21 % des biens importés dans l’Union européenne provenaient de Chine. Pour le capital, l’importation de biens de consommation à bas prix présente également l’avantage de faire pression à la baisse sur le coût de la reproduction de la force de travail contribuant ainsi à la production de survaleur relative. Aux États-Unis, on appelle cela le « paradigme Walmart ». Dès lors, à partir des années 1970, un processus de conteneurisation des grands ports marchands se développe touchant dans un premier temps les pays capitalistes les plus développés avant de se répandre sur toute la planète.
Les ports stratégiques pour le crime organisé
Dans ce contexte, pour le crime organisé, les ports, qui ont toujours été des lieux d’implantation privilégiés, vont devenir plus stratégiques que jamais. Dans les années 1980, le trafic de la cocaïne vers l’Europe, qui restait encore relativement artisanal en matière de logistique (en 1985, une tonne de cocaïne était saisie dans la CEE), va se sophistiquer et profiter du développement de cette modalité de transport. Le conteneur permet en effet d’acheminer des quantités importantes mêlées à d’autres marchandises dans un contexte où les flux sont tellement importants qu’ils deviennent quasiment impossibles à surveiller. On estime aujourd’hui à peu près que sur les 90 millions de conteneurs qui convergent chaque année vers les grands ports européens, 2 % à 10 % seraient effectivement contrôlés.
À l’arrivée dans les espaces portuaires multimodaux, les boîtes en métal sont chargées sur des camions ou déposées dans des trains ou sur des barges qui acheminent la marchandise au plus près des grands marchés de consommation situés dans les métropoles. Cette conteneurisation présente l’intérêt de maintenir la valeur de la cocaïne à un niveau suffisamment bas, qui en la rendant plus accessible permet d’élargir le nombre de consommateurs. Entre 1990 et 2024, en France, le prix moyen en euros constants d’un gramme de cocaïne au détail est passé de 325 à 65 euros.
Le kilogramme de cocaïne à Anvers se négocierait autour de 15 000 euros à 20 000 euros aujourd’hui contre 30 000 euros il y a seulement une dizaine d’années. Toutes ces évolutions ont favorisé l’émergence au sein du crime organisé de véritables experts de la logistique chargés d’identifier les bateaux, de recruter de la main-d’œuvre, et d’une criminalité en col blanc spécialisée dans la création de sociétés-écrans engagées dans l’import-export en lien avec l’Amérique latine.
Un défi difficile à relever
Pour les pouvoirs publics, dans un tel contexte, la lutte contre le commerce transnational de la cocaïne est extrêmement complexe. La concurrence acharnée que se livrent les grandes plates-formes logistiques pour attirer les flux opère une pression sur le travail des douanes. Ainsi, le délai moyen d’immobilisation des marchandises doit tendre continuellement à la baisse pour jouer sur les coûts.
Entre 2004 et 2021, il aurait diminué de plus de 60 %. En outre, le développement de la sous-traitance en matière de gestion de la main-d’œuvre, le recours à l’intérim, l’externalisation d’une partie de la sécurité facilite la pénétration du crime organisé. Les affaires de corruption dans ces conditions se multiplient. Et puis, il faut s’imaginer ce que représente physiquement un grand port marchand. Un exemple ? Rotterdam, premier port européen et dixième au classement des grands ports mondiaux, avec ses centaines de kilomètres de quais est une ville dans la ville et ses 15 millions de conteneurs débarqués chaque année constitue un défi permanent pour les forces de l’ordre dans un contexte où la course à l’accélération de la vitesse de déplacement des marchandises est plus que jamais de mise.
Dans le terminal de Maasvlakte, la circulation des conteneurs, du débarquement au transbordement, est complètement automatisée : des grues aux drones roulants pilotés depuis leurs écrans par des « cyberdockers » eux-mêmes ciblés par les tentatives de corruption. Les Pays-Bas et la Belgique qui sont, via leurs ports, aujourd’hui, les portes d’entrée principales de la cocaïne en Europe ont, depuis deux ans, décidé de réagir.
Confrontés à la montée du crime organisé et des menaces qu’il fait peser sur la vie démocratique, les pouvoirs publics ont pris des mesures drastiques pour contrer le trafic comme l’augmentation des effectifs des douanes, l’installation de scanners, l’utilisation de drones survolant les docks ou encore l’élévation du taux de contrôle des conteneurs en provenance de destinations jugées sensibles. La chute importante des saisies de cocaïne à Anvers passées de 116 t en 2023 à 40 t en 2024 serait-elle un signe d’une relative désaffection des trafiquants pour le port flamand et la traduction de leur efficacité ? Si c’était le cas, le ministre de l’intérieur aurait raison de s’inquiéter. Le port du Havre, situé non loin des grands marchés de consommation que sont Paris, Bruxelles et Amsterdam, à toutes les qualités pour devenir une option pour les trafiquants. Dès lors, il n’est pas trop tard pour s’inspirer des mesures prises par nos voisins belge et néerlandais.
Michel Gandilhon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.